C’est un petit local à Saint-Maur,
pas très loin du méandre que fait la Marne avant de rejoindre la Seine. Je suis toujours un peu nerveux aux premières et cette rencontre me fait un peu le même effet. Quand nous arrivons, une longue table accueille un groupe qui a l’air de bien se connaître, composé d’hommes mais surtout de femmes, dont les plus jeunes ont à peu près mon âge, la cinquantaine. Nous débarquons sans trop discerner qui est qui au premier abord. L’accueil est chaleureux et Roseline Petit, qui anime cette antenne des Petits Frères des Pauvres, se charge de nous présenter à l’assemblée. Je suis le médiateur artistique. Pauline Darsin, de l’UDAF du Val-de-Marne, m’accompagne pour représenter le financeur de l’action qui doit débuter. Nous sommes quelques semaines avant la pandémie.
Je me rappelle Marie-Louise, de sa voix de vieille rockeuse, de son joyeux bavardage dont il est toujours un peu compliqué de se sortir, tant elle aime parler. Assis vers le milieu de la tablée, je passe de mains en mains les plats de fromages et de charcuteries, les corps sont proches, les cœurs à l’unisson. En face de moi, Didier. Il a la gouaille d’un titi parisien, il est bien plus âgé que Marie-Louise et il a mis son costume gris pour l’occasion. Il parle de ses genoux qui flanchent et de toutes les fêtes où il allait à Paris, avant. Il connait le monde du spectacle, me demande si j’ai joué au cinéma. Au bout de la table, il y a un petit groupe de très vieilles femmes, ce sont Rose, Jeanne et Jana. Rose est très sourde, mais les deux autres un peu aussi. J’ai appris à régler le volume de ma voix pour les personnes âgées. Pour un comédien, c’est le recyclage d’une compétence, alors, pour Rose et Jeanne, je projette juste un peu. Elles me parlent des Petits Frères des Pauvres, me disent que ce sont leurs seules sorties, qu’elles viennent depuis longtemps. Elles aussi ont fait un effort sur la tenue.
Les bénévoles s’affairent entre la gazinière, le frigo juste à côté et la grande table. Ce jour-là, Denis est très proche du petit groupe de Rose, leur fait passer les plats, discutent avec elles, les prend en photo. Peu à peu, je distingue les uns des autres par leur activité. Les bénévoles aident les personnes accompagnées dans tous les petits moments informels de cette réunion où l’on se sert les uns contre les autres autour de cette grande table conviviale. Il faut parfois faire passer une béquille ou un déambulateur, aider à déplacer quelqu’un pour accéder aux toilettes. Le tout est très bruyant, foutraque, joyeux, simple. Les personnes âgées ont à cœur de se présenter à moi, de se dire, de se raconter. Il y a le pédigrée de l’âge, essentiel, mais aussi le nombre d’enfants, de petits-enfants, d’arrière-petits-enfants, le lieu de naissance, l’ancienneté dans la ville ici, l’ancienneté dans l’association. Tout un tas d’éléments qui sont aussi là pour relever l’estime de soi. Ces vieux-là sont modestes, ils habitent souvent les quartiers populaires de Saint-Maur ou Créteil et se défendent de n’être que cela. Ils sont tout ce qu’ils ont été, tout ce qu’ils ont fait avant aujourd’hui ; ils ne sont pas juste ce qu’on voit d’eux aujourd’hui. Ils ont été forts et libres.
Paulette, j’ai quelque chose à te dire
Quand j’arrive en janvier 2020 pour la première séance, l’ambiance bat à nouveau son plein autour de la grande table. Roseline m’avait invité à partager le repas, mais j’avais préféré arriver un bon moment avant l’heure prévu, pour initier l’installation que j’avais en tête. Rien d’extraordinaire, mais il fallait trouver une façon de mettre la grande table de côté pour pouvoir se mettre – non pas en cercle, la salle est en longueur - mais dans un ovale suffisamment rassembleur. Tout le monde est assis bien entendu et nous sommes 17 personnes. C’est bien trop de personnes sur qui veiller, mais comment refuser l’accès à un moment qui est vécu comme une séance d’essais pour tout le monde ? L’un des derniers ateliers expérientiels que je traverse à ce moment à l’INECAT est celui animé par Guillaume Lecamus, un passionnant marionnettiste. Je choisi ce médium pour ma première séance, dans l’idée d’explorer les possibilités offertes par un ensemble de chutes de tissus, de kapok et de mousse avec lequel j’arrive. D’emblée, Marcel ne souhaite pas participer, tout en restant. Je l’installe dans le canapé à quelques mètres et dégage une petite ouverture dans notre ovale pour l’inclure symboliquement. Je m’installe à proximité des plus sourds, tout en gardant un œil sur Anémone, qui est presqu’aveugle. Nous commençons en retard et nous cherchons tous un peu nos marques. J’ai choisi un petit rituel de portrait chinois pour entrer dans la séance. « Si vous étiez un arbre, ce serait lequel ? »
Quand je commence le petit moment de relaxation, je suis entouré d’un lilas, de deux rosiers, de deux chênes (dont Marcel dans le canapé), d’un jasmin, de deux cerisiers, d’un sapin, d’un hêtre, d’un camélia, un séquoia, d’un ginkgo biloba, d’un olivier et d’un iroko venu tout droit d’Afrique. Je termine la séance par un tour de parole. Rose parle d’enfance. Elle a créé une marionnette-poupon éphémère avec un bénévole, Antoine, qui lui, n’est « pas réceptif ». Parfois, la consigne est détournée et l’on a utilisé les tissus pour se costumer, comme Elvire, qui improvise une minute en femme arabe, avec une voilette sous les yeux, à la manière des princesses orientales, pour accompagner Didier, qui lui m’avait demandé de lui faire un turban pour figurer Lawrence d’Arabie… des liens commencent à se nouer. Des résistances s’installent aussi, avec Denis, le bénévole à qui je refuse gentiment de prendre des photos « à la volée » pendant l’atelier. Au-delà de ce cas, je réalise que les bénévoles ont une attente spécifique à mon endroit. Il s’agit que je m’occupe de leur aidés. Durant la séance, ils trouvent naturellement une place auprès des personnes accompagnées qui les entourent quand je constitue les duos pour créer. Je décide d’assoir cette posture et quand je reviens en février, je demande d’emblée aux bénévoles présents de s’installer entre deux personnes accompagnées. Ma demande est bien reçue. Le groupe s’est réduit à douze personnes, naturellement, mais je suis plus serein de cette façon, d’autant que Marcel a accepté de rester et de participer. J’ai vaguement à l’idée que ce groupe pourra peut-être à terme devenir le lieu de la création d’une forme scénique destinée à des enfants, que l’on pourra aller jouer dans une école maternelle ou un centre de loisir des environs. Mais pour l’instant, il s’agit de constituer un groupe chaleureux qui investis les mediums et les occasions de jouer à comme si…
Je reviens en février avec Yves Montant, À bicyclette. Le groupe, qui est assez mixte, se laisse emporter par le rythme et commence à chanter timidement les émois des personnages, Paulette, Firmin et les autres… Mais quand il s’agit d’évoquer leurs premières bicyclettes, leurs premières balades, leurs premières rencontres de jeunesse et leurs premiers amours, ils partagent avec plaisir certains de leurs souvenirs et la séance s’ancre dans une joyeuse remémoration des émois d’antan. En plus de réchauffer singulièrement l’ambiance, les souvenirs évoqués servent alors de support à l’imaginaire. Je leur propose d’improviser deux à deux. Aux femmes, reviens le rôle de la Paulette de la chanson de Montant, les hommes choisissent l’un des noms des garçons Fernand, Sébastien... La situation se place dans la suite de la chanson. La bande de copain se sépare et chacun rentre chez soi, mais Paulette et l’un de ses soupirants restent en arrière… Le jeune homme commence par : « Paulette, j’ai quelque chose à te dire… » Je forme les duos, nous restons chacun à nos places autour de l’ovale pour ne pas compliquer le moment par des déplacements qui seraient fastidieux. Je favorise l’association des aidants et des aidés et nous nous amusons tous beaucoup dans ce moment de grâce. Les personnes, que ce soient les hommes ou les femmes, retrouvent une place et une fonction qu’ils connaissent mais qu’ils n’ont souvent plus l’occasion d’investir, celle de personnes aimantes, désirantes, sexuées. Les improvisations suivent des schémas souvent traditionnels. Les hommes sont en ouverture, en proposition, en demande, les femmes jouent le jeu de la séduction, parfois réceptives, parfois en retrait, souvent elles changent, en fonction de l’habileté ou de l’audace du garçon. Marie-Louise, en plus de sa voix de rockeuse, n’a pas sa langue dans sa poche et quand je l’associe à Antoine, un bénévole qui a dépassé la soixantaine, elle s’amuse beaucoup à renvoyer dans les cordes le pauvre prétendant, en l’accablant :
« Moi je ne suis pas d’ici, hein, je suis de la ville, et toi, tu es un bouseux ! »
Dans le champs imaginaire, Marie-Louise opère une inversion de la relation. Ce n’est pas elle qui a besoin d’aide et de compagnie, c’est l’autre. Elle se fait du bien, à peu de frais car l’ambiance est clairement à la détente et Antoine ne prend pas ombrage de la scène. Le médium théâtre a opéré, on peut y dire et faire des choses qui ne seraient pas acceptées dans le réel, et c’est ça qui est bon.
Dominique est une bénévole très active et je choisi de l’associer à Didier, revenu avec son costume gris et son franc parlé de titi parisien. Son personnage, Francis, part bille en tête. Il commence par toute une série de compliments sur la toilette de Paulette, ses yeux, sa beauté…La Paulette de Dominique est très embêtée de cette approche frontale et propose de reprendre les vélos pour rentrer au village, mais Didier-Francis n’a pas renoncé et propose au bout de quelques minutes de louvoiement de passer à l’action dans les fourrés. Nous nous amusons beaucoup. L’espace scénique n’est pas bien délimité et je dois intervenir plusieurs fois pour que le public cesse de lancer des sujétions à Didier, qui de toute façon n’en a pas vraiment besoin. Là encore, Didier, l’aidé, se donne une autre identité, il actualise sa facette de grand séducteur et vit une relation où il est à l’initiative, où il donne lui-même le mouvement, alors que la bénévole se retrouve à tenter de résister, alors qu’en temps normal, elle cherche plutôt à animer les personnes accompagnées. Son embarras visible – comment refuser poliment les avances ? – est un plaisir que tous goutent.
Léopold est un bénévole d’une cinquantaine d’année, très présent sur les temps de repas et de transport des personnes accompagnées. Je l’associe à Jeanne, qui est très âgée et de nature réservée. Léopold a une conception beaucoup plus sage de la séduction et ses traditions africaines résonnent dans l’improvisation. Son prétendant parle rapidement de son père et de sa situation sociale, de la possibilité qu’il y aurait à se fréquenter en présence des familles. La Paulette de Jeanne minaude un tout petit peu mais elle ne peut s’empêcher de s’ouvrir à tant de délicatesse et elle lui accorde rapidement tout ce que raisonnablement il demande, en goutant visiblement la profusion des égards qu’il manifeste à son encontre.
José et Amélia sont là pour la première fois. C’est un couple d’environs soixante-dix ans, installé en France depuis plus de quarante ans. Ce jour-là, Amélia est très en retrait. Installée à côté de son mari, elle lui délègue le rôle de parler pour eux deux. Elle ne souhaite pas improviser, mais elle reste présente par le regard, et par l’écoute. J’associe José avec Jana, une dame de son âge, qui a un fort caractère et tient beaucoup à faire savoir qu’elle va bien. Elle donne l’image de quelqu’un de résistant. José s’y prend particulièrement bien. Arrivant après les autres, il profite des précédentes improvisations. Il commence par quelques compliments, un peu à la manière de Didier, qui n’ont pas immédiatement pour effet de déstabiliser Jana, mais qui la convainquent de continuer à l’écouter. Puis Il parle du bal qui s’annonce et de ses qualités de danseur, du plaisir qu’il aurait à la faire danser. La référence au bal allume tous les yeux de l’assemblée et l’on sent littéralement Jana fondre à cette évocation. Il lui propose de lui confectionner un bouquet, « même s’il n’y a que des fleurs des champs autour d’eux » … Jana est désarmée. Alors qu’elle commençait l’improvisation par répondre brusquement « Oui, bah qu’est-ce que tu veux me dire, toi ? » à José-Firmin, elle finit par accepter l’invitation au bal en retrouvant des airs de jeune fille en fleur. José s’était complètement immergé dans la fiction en s’appuyant sur quelques éléments issus de la chanson, le lieu, au milieu des chemins, et sur un élément issu des souvenirs remontés du groupe, l’idée du bal.
Cette seconde séance est un moment très chaleureux et nous tardons à nous séparer. Je propose de boire une infusion ou un café avant de partir. C’est à ce moment que je m’installe avec Marcel dans un petit coin. Marcel est aveugle depuis quelques années. Il a commencé la séance dans le cercle, mais s’est réfugié dans le canapé au moment des improvisations. Nous commençons à peine à discuter qu’il craque, pleure et me raconte qu’il a perdu tous ses proches, ainsi que la vue, en quelques années. « C’est très dur et je songe sérieusement à mettre fin à ses jours ».
Bêtement, la qualité de son registre de langage me touche. Une façon de parler très soignée, presque écrite. Je lui demande s’il en a parlé à son médecin, je lui prends la main, lui dit qu’on a le droit de craquer et d’être triste ici, avec nous, que je suis aussi là pour ça. On essaie de joindre sa sœur, qui a essayé de l’appeler pendant la séance.
Je prends un temps ensuite avec Didier, son référent de l’association pour lui raconter un peu et avoir des informations. En ce moment, Marcel décline, se laisse aller, refuse l’aide-ménagère à domicile. Didier pense qu’il devrait aller en EHPAD, mais il n’arrive pas encore à l’en convaincre. Visiblement, c’est dur pour lui aussi. Le lendemain, je note dans mon document post-groupe : « Je suis très touché de tout cela, j’ai mal dormi et pas mal pensé à lui ».
L’annonce du confinement
Quand Roseline m’appelle trois jours avant la séance prévue le 13 mars, je sais déjà de quoi il s’agit. Je suis très inquiet de la pandémie et aussi très déçu. Très vite, je réalise que la pandémie vient fracasser frontalement le sens même de mon action. Alors que j’essaie de réunir les personnes, de fonder des groupes, de lutter contre l’isolement de nos ainés, il faut que chacun se tiennent à distance des autres et se cloitre… je comprends que nos personnes accompagnées vont rester seules chez elles sans sortir, sans visite et sans perspective. Au théâtre, quand un technicien de plateau annonce à son metteur en scène qu’il ne peut définitivement pas accéder à l’une de ces demandes, il dit « on est battu ». On est battu. Je me terre deux semaines durant chez moi.
Je crois bien que c’est l’appel d’une amie qui me ramène à la réalité. Elle est particulièrement inquiète de la contamination, s’est recluse dans son petit appartement de banlieue et s’inquiète à mon sujet des contagions à Paris. Je vis avec l’idée d’être en bonne santé, je ne suis pas inquiet pour moi, je suis inquiet pour les personnes que j’ai commencé à accompagner, âgées, seules, encore davantage isolées que celles qui se sont retrouvées emprisonnées dans leur chambre en Ehpad. Je me retrouve au milieu de deux peurs contradictoires, la peur de transmettre, la peur d’abandonner. Il me fallait sortir de la sidération par le haut.
Alors moi aussi, je suis parmi ceux qui créer des groupes WhatsApp, je bats le rappel de mes réseaux, contacte, interpelle, sollicite. Au contact des stagiaires de l’INECAT, je décide de me lancer dans des séances de médiation par la poste. Je sais qu’il est impossible d’amener Rose, Marcel ou même Marie-Louise sur une visioconférence, mais qui ne se réjoui pas de recevoir une lettre personnelle par la poste ? Quand j’avais fait mon stage avec Catherine Gendron, j’avais beaucoup apprécié jouer avec les mots dans son atelier de parole et d’écriture. Les arts plastiques thérapies me donnent aussi à penser, je regarde de ce côté en novice, cherchant à établir le contact avec mon public. Jouer avec les images, c’est sans doute accessible dans un courrier… Roseline doute, sur le moment. Il ne faudrait pas que nos personnes accompagnées prennent des risques, qu’elles sortent de chez elles pour envoyer des réponses… Les enveloppes sont-elles des produits de premières nécessités ? Aller à la poste remettre mes plis, est-ce « une assistance aux personnes vulnérables » ?
Préparer ces deux séances postales en mars et avril me prend un temps infini. Je glane des contenus sur la toile, appelle quelques amis, cherche partout comment toucher, presque en aveugle, les participants. Le poème si connu de Jacques Prévert prend un sens particulier dans cette situation où la solitude devient la règle.
On frappe
Qui est là
Personne
C’est simplement mon cœur qui bat
Qui bat très fort
A cause de toi
Mais dehors
La petite main de bronze sur la porte de bois
Ne bouge pas
Ne remue pas
Ne remue pas seulement le petit doigt.
Il me semble important de donner une place à tout cela car il me parait normal que les participants soient touchés aussi, d’une façon ou d’une autre, par les peurs que provoquent la pandémie. Soit qu’ils soient très inquiets pour eux, soit qu’ils soient malheureux de ne pas voir leur proches quand ils en ont encore. Il y a aussi peut-être des colères qui étouffent et cherchent un objet pour prendre forme. Vivre ses émotions, c’est être sujet, même quand il est douloureux, dangereux, ou vain, de les exprimer.
Trouvez votre façon de détruire cette image. C’est une façon qui doit vous donner du plaisir, c’est important… déchirez, découpez, brûlez, pincez, piétinez, donnez-le à griffer à votre chat, passez-le au mixer…
… ou bien faite-en un punching-ball ! Si vous n’avez pas l’inspiration aujourd’hui, attendez demain. Il faut un jour où on est vraiment de mauvaise humeur… ça marche mieux !
Le printemps 2020 commence à peine qu’il faut déjà y renoncer. J’ai dans l’idée de donner un support pour exprimer des émotions, la colère, la peur, mais aussi la tristesse.
Le banc dit : je m’ennuie…
Que répondent les cerisiers ?
Je prépare les deux envois pour les douze personnes âgées accompagnées et les sept bénévoles qui ont participés à l’une ou l’autre des séances du début de l’année, des envois que je personnalise en partie, m’attelant à avoir pour chacun quelques mots écrits à la main, toujours dans l’idée de se toucher, mais à distance. Au second envoie, Roseline manifeste son plaisir par mail et une autre des bénévoles, Dominique, me répond par une carte postale tout le bien qu’elle a ressenti à pratiquer ces jeux créatifs.
Roseline a quelques nouvelles
En plus des personnes qu’elle accompagne habituellement, Roseline maintient le lien avec plusieurs bénévoles, qui eux aussi appellent leurs protégés. Durant ce confinement, La Poste a eu de sérieux problème d’acheminement du courrier et si l’on y ajoute que certaines personnes du groupe vivent dans des quartiers où il n’est pas rare que les boites aux lettres soient vandalisées, au final, une bonne partie n’a tout simplement pas reçu les enveloppes. Je suis déçu et atteint dans mon élan. Tant de travail pour si peu de résultat…
Le déconfinement commence et je comprends qu’il est temps de changer à nouveau car nous n’allons pas pouvoir encore réunir les personnes âgées. J’avais un peu résisté à l’idée d’appeler les personnes accompagnées au téléphone, ne voulant pas occuper le canal que les bénévoles utilisaient régulièrement. Ma posture de médiateur artistique, de professionnel, pouvait risquer de s’en trouver moins claire, moins assise. Mais l’absence de retour des participants me met au pied du mur. Comment prétendre établir ou maintenir un lien, s’il n’est qu’à sens unique ? Je décide, en concertation avec Roseline, d’appeler toutes les personnes âgées une par une au téléphone.
Les voix de l’ellipse
Je prépare un protocole pour guider la conversation, afin que les personnes âgées renouent le fil de nos contacts. Ce sont d’abord les voix que je tente de reconnaître, mais nous ne sommes pas vu depuis déjà trois mois et ce n’est pas toujours facile. Répondre au téléphone n’est pas non plus chose toujours évidente. Certaines personnes âgées ne répondent qu’aux numéros déjà connus et identifiés. Même si j’ai prévenu Roseline, l’information n’a pas forcément toujours bien circulé et je peine à avoir au bout du fil certaines d’entre elles, il faut parfois appeler trois ou quatre fois avant d’avoir la possibilité d’échanger sereinement. Je suis bien accueilli et je constate que le quotidien est rythmé par la livraison des repas et les aides ménagères, parfois les rendez-vous médicaux. Contre toute attente, Marcel dit avoir gardé intacte son habitude d’aller boire son café à la boulangerie tous les jours, quand bien même il dit aussi aller terriblement mal.
J’avais pris soin de noter à chacune des deux séances ce que les participants avaient créés, les portraits chinois, les marionnettes ou improvisations, aussi modeste que ce fut. Après quelques échanges pour se retrouver, je remémore à la personne ce qu’elle avait imaginé lors d’une improvisation, ou ce qu’elle avait choisi comme arbre ou moyen de transport, pour le portrait chinois. Je note le plaisir que cela procure à la personne et je réalise à quel point mon travail est en étroite relation avec cette fonction d’archiviste. C’est moi qui enregistre, qui note, qui garde les créations éphémères. C’est parce que j’en prend soin qu’elles prennent de la valeur aux yeux des personnes accompagnées et c’est parce que je les remémore qu’elles existent encore.
Le premier effet, celui que je constate dans ces entretiens, c’est le plaisir que les personnes retirent de cette remémoration. J’ai pris soin de ce qu’ils m’avaient confié. C’est une façon de les rendre auteur, c’est-à-dire de les autoriser, au sens étymologique du terme. Ils se permettent de créer, ils deviennent les maître de cela et chaque création est une étape dans le processus dont je suis le témoin privilégié. Je ressens que cette fonction de témoin fidèle est une place qui fonde mon action. Mais la limite entre le témoignage et l’interprétation peut se révéler délicat. J’essaie de garder en tête les principes de la théorie de l’ellipse de J-P Klein. On ne doit pas uniquement regarder le sens géométrique du mot ellipse, qui nous maintient à égale distance de la création et du créateur, il faut aussi examiner le sens rhétorique. Faire une ellipse, c’est omettre quelque chose, on pourrait dire « passer par-dessus quelque chose », comme une ellipse de temps par exemple. Dans l’accompagnement, l’ellipse qui est faite, c’est celle de l’interprétation du thérapeute. Cette omission laisse la personne au contact direct avec sa création. L’accompagnateur reste en retrait et ne s’approprie pas la création en lui planquant un sens, car se serait d’une certaine façon s’interposer. Il s’agit d’accompagner l’autre dans sa capacité à se symboliser, en renonçant à tout comprendre. L’accompagnateur est une force qui doit rester au service de l’auto-résolution, guidé par la personne, et non pas l’inverse.
Je perçois aussi d’autres choses dans ces conversations. Souvent, après les premières minutes de retenue, il y a un grand besoin d’être écouté. Les entretiens peuvent parfois durer jusqu’à une heure, y compris avec des personnes assez sourdes, mais pas du tout muettes ! Il y a aussi quelque fois de l’embarras avec mes envois postaux. Lire, écrire, c’est quelque chose qui renvoie à l’école, aux notes et au fait d’être évalué et jugé, pour ces personnes qui sont toutes issues d’un milieu modeste. Pour Amélia et José un couple de portugais arrivés en France il y a trente ans, c’est même quasi impossible de lire le français, de même que pour Jana et pour ce qui est de Marcel et Anémone, qui sont pratiquement aveugles, ce n’est pas mieux. Les conditions sociales et culturelles de mon accompagnement doivent tenir compte de ces éléments. Les approcher avec des moyens qui ne sont pas accessibles, c’est renforcer la bulle d’isolement dans laquelle ils sont. Anémone en particulier résume bien la situation en parlant d’« un triple isolement », c’est-à-dire le confinement, la peur et sa cécité.
De toutes les personnes accompagnées à qui j’ai parlé, je retiens qu’il n’y a pas eu de véritable déconfinement pour elles. Le message de leur fragilité a été entendu et la plupart d’entre elles sont très inquiètes, certaines vont même jusqu’à s’isoler encore davantage. La peur domine très largement ces entretiens. On reste à l’intérieur, non pas confinés, mais cloitrés. Le dehors, l’air, nous a manqué… c’est un fil de pensée qui nous relie encore à la pandémie, car c’est bien l’air qu’il manque aussi terriblement aux malades assistés de respirateurs.
Les contes des fleurs et des champs
Je comprends que c’est de cela dont il peut être question dans mon accompagnement. Je décide de soutenir le désir d’air, de nature. Avec le téléphone comme canal, je n’ai pas d’autre choix que d’investir le sonore. La musique, la voix chantée et le conte comme medium me paraissent alors évidents. Je commence à chercher des contes sur le thème de l’air, des champs, des fleurs, de la nature. C’est un retour aux sources. Je farfouille dans ma cave à la recherche des recueils d’Henri Gougaud, des frères Grimm, que je replace aux côtés des mythe grecs qui ne m’ont jamais quitté. De tous les ateliers que j’ai traversés à l’INECAT, c’est celui de Chloé Gabrielli qui m’a le plus touché. Cette conteuse et art thérapeute donne le monde en quelques mots et un grand sourire. Je redécouvre que ces vieilles histoires sont les vestiges de tous les tâtonnements de l’humanité dans sa quête de bonheur et qu’elles renferment toutes nos guerres, toutes nos défaites et toutes nos victoires.
Je ressors ma vieille clarinette en espérant réussir à en sortir quelques notes du Temps des Cerises.
Je suis prête
Léonie n’avait pas aimé la chanson de Jacques Brel que j’avais apporté en janvier et l’on avait dévié ensuite sur des airs plus entrainants. Elle ne répond pas toujours au téléphone et je lui laisse trois messages entre mai, juin et juillet avant de l’avoir en direct au bout du fil. Elle n’a reçu aucune des deux enveloppes du printemps. Elle accepte de passer un moment avec moi, confortablement installée chez elle. Elle me parle de ses problèmes de santé, de ses dents qui nécessitent des soins importants. Elle n’est pas sortie depuis le mois de mars, sauf pour ce rendez-vous chez le dentiste. Elle trouve de toute façon qu’il est imprudent sur les gestes barrières. Léonie reconnait volontiers être très angoissée, stressée, à propos de la maladie. Même quand sa fille est venue la voir, il a fallu qu’elle garde une distance avec elle et refuse catégoriquement de venir diner en famille. « Je deviens agressive, je ne me reconnais pas, je suis comme quelqu’un qui a bu ». Je l’écoute longuement. Je lui propose de passer un moment avec moi autour des contes que j’ai rassemblé sur le thème des fleurs.
Elle ferme les yeux, respire trois fois et me dit « je suis prête ».
Je lui conte l’histoire qui dit pourquoi les tulipes ne sentent rien. Elles ne sentent plus rien, mais avant, à l’âge d’or, elles étaient aussi odorantes que des roses, c’était le temps où l’on connaissait la part que l’on doit aux rêves, quand on savait honorer la mémoire des chers disparus avec délicatesse et que l’on respectait les vieilles femmes. Ce conte venu d’Angleterre célèbre le petit peuple des lutins et la vieille femme qui leur offrit son jardin pour qu’ils puissent y faire dormir leurs enfants, dans la corolle de ses fleurs. Il parle de ce que devient le jardin après la mort de la dame, alors qu’on piétine sa tombe sans vergogne. Ce que la thématique de la fleur apporte avec elle, c’est l’idée de la mort proche, tant sa beauté est associée à sa brièveté. Le conte vient trouver sa place, au lieu même de l’incursion du réel insupportable, l’idée de la mort non symbolisée. La mort qu’offre le conte, c’est la mort métaphorisée, c’est-à-dire non pas dite, mais contenue dans les mots, et même contenue par les mots. Dans son manuel dédié aux médiations thérapeutique par les contes, Bernard Chouvier rappelle que « Le conte, (…), est la mise en récit de l’expérience commune collective au fil du temps. (…) Les affects négatifs y occupent une place toute particulière. (…) Le conte est en mesure de cadrer et de figurer les terreurs du tréfonds en leur assignant un espace reconnaissable qui ne les nomme pas pour autant, mais les circonscrit »[1]. Sous cette forme, elle participe à rendre possible de concevoir et d’embrasser ce qui nous arrive avec la pandémie, la présence quotidienne de la mort. La présence de l’absence par le manque.
Si Léonie était une fleur, elle serait un lys blanc. Fière et droite, elle veille et protège les autres.
Reconnaissez-vous cet oiseau ?
Le chant du troglodyte mignon est bien connu, davantage que son nom ou son allure. Il est très commun dans nos villes et chacun l’a déjà entendu. Pourtant, il est assez difficile de le voir, tant il est petit et tant il aime se cacher dans les recoins des parcs, sous des taillis, voir dans les grottes quand il en trouve. C’est le genre de chant d’oiseau, léger et puissant, composé de longues trilles de notes aiguës qui évoquent immédiatement un coin de nature. Je le donne à entendre à Léonie, callée dans son fauteuil, chez elle, dans son appartement suspendu dans une tour de fer et de béton d’une cité du Val-de-Marne. Le conte qui s’y rattache parle du rapport du faible au fort. Dans le cadre d’un concours pour élire le roi des oiseaux, le troglodyte remporte l’épreuve en abusant la confiance de l’aigle, parti grand favori. Pourtant, ce dernier décide de partager la royauté avec le petit troglodyte, qui devient roi des oiseaux pendant l’hiver, une victoire qu’il chante encore aujourd’hui. C’est l’histoire d’un petit filou qui obtient une place au soleil, c’est aussi l’affirmation que la ruse et l’intelligence sont aptes à égaler, si ce n’est déjouer, les puissances en place. Ce vieux conte consacre l’espoir que l’ordre établi peu changer, sous l’impulsion des forces de l’esprit et que le « petit » peut devenir roi. Une thématique qui résonne pour Léonie et que beaucoup des participants apprécient.
Être un oiseau, c’est aussi pouvoir s’élever au-dessus des contingences terrestres, matérielles, concrètes. C’est prendre la direction de la joie, en échappant aux enjeux interpersonnels souvent balisés par la peur ou la colère. Léonie choisit la mouette, car elle pense à la mer. Elle évoque le souvenir d’un petit oiseau que son père et elle avaient sauvé de la mort. Pendant quelques minutes, nous sommes en vacances au bord de la mer, bercés par le ressac insouciant du rire de Léonie.
Grand cœur
Marie-Louise peut être très bavarde avec sa voix de rockeuse et elle ne mâche pas ses mots au sujet des autres participants. Elle n’accroche pas trop avec les acrostiches du mois d’avril. Elle s’inquiète de sa bronchite, et de façon générale de sa santé. Elle éprouve un mélange de colère, de dégout et de peur au sujet de la pandémie. Elle n’est pas de bonne humeur, mais elle accepte de se poser un moment avec moi et mes histoires. Elle choisit la rose baccara, c’est-à-dire la rose la plus aimée, la rose telle qu’on l’imagine, belle et rouge. Elle choisit aussi le pigeon ramier, lui aussi très classique et très répandu dans nos villes. Je lui raconte l’histoire du roi et de la graine. Ce conte d’origine chinoise pose d’emblée la figure du vieux roi, veuf et sans enfant, qui se cherche un héritier au soir de sa vie. Il trouve une façon de se choisir un successeur en inventant un stratagème subtil, évinçant tous les puissants, manipulateurs, tricheurs et menteurs, au profit du seul jeune homme possédant les deux qualités qu’il recherche par-dessus tout, le courage et l’honnêteté. Là encore, le conte pose la mort comme thème central, et l’écoute que j’obtiens au moment où je l’évoque, dans les toutes premières secondes du conte, me conforte. Le conte déploie son charme dans ce qu’il a d’essentiel. Nous allons parler de choses graves et personnelles, en faisant un détour dont personne n’est dupe, mais que tout le monde accepte avec plaisir, car il berce l’enfant en nous, tandis que l’adulte est au travail. Sur quoi finir ? Qu’est-ce qui a vraiment compté dans ma vie ?
Quand je lui demande quelle qualité elle aurait choisi, si elle avait été à la place du roi, Marie-Louise décide qu’avoir grand cœur est le plus important. C’est cela qu’il faut laisser derrière soi. Marie-Louise se raconte beaucoup, elle profite elle aussi de l’occasion pour rappeler des souvenir d’enfance et faire revivre ses parents quelques instants.
Je lui redonne les trois mots qu’elle a choisi dans les portraits chinois. La rose baccara, le pigeon ramier et grand cœur. Je lui demande d’en choisir un autre, qui les regroupe et les symbolise tous les trois à la fois. Marie-Louise choisit la gaité. A l’autre bout du fil, je prends ma clarinette. J’ai finalement réussi à la faire chanter. Et Marie-Louise avec.
Quand nous chanterons le temps des cerises Et gai rossignol et merle moqueur Seront tous en fê-ê-ê-te
[1] CHOUVIER Bernard, La médiation thérapeutique par les contes, Dunod, 2015, pages 6 et 7
merci pour ce récit tout à fait intéressant, je suis arrivée là par le lien donné par Olivier; bravo à vous pour votre action et votre sens de la restitution.